(Suite du feuilleton tolstoïen d'après Ma vie de Sofia Tolstoï)
L’appartement loué à Moscou, trop bruyant, déçoit les époux Tolstoï, mais leurs aînés sont contents de se faire de nouveaux amis, de sortir davantage. Tania fréquente une école de peinture. Tolstoï loue deux chambres dans une annexe pour travailler au calme. Les visiteurs sont nombreux. Tous veulent entendre le point de vue de Tolstoï, ne le partagent pas forcément. Sofia, son « ange gardien » comme disent certains, accouche d’Aliocha (1880).
Nikolay Nikolayevich Gay (1831-1894),
Portrait de Sofia Tolstoï avec sa fille Alexandra (Sacha) en 1886
Le tourbillon des visites, sorties, discussions, fatigue à tel point Tolstoï qu’il retourne seul à Iasnaïa Poliana. Une vieille servante prend la défense de la comtesse : « Vous l’avez abandonnée avec les enfants – débrouille-toi – et vous êtes là, tranquille, à vous lisser la barbe. » Sofia est très consciente de l’ennui que représente pour son mari (comme pour elle) le passage de tant de monde chez eux, et tâche d’écarter les beaux parleurs, quoique souvent ce soit lui qui les invite, dans son « insatiable curiosité ».
Sans lui, la vie de famille est plus harmonieuse. A distance, son époux exprime plus de compréhension, sinon sa façon de condamner le monde pèse à Sofia. Elle-même est fatiguée par la vie citadine et envisage d’y renoncer, mais Tolstoï décide tout à coup d’acheter une maison à Moscou, avec un grand jardin. Sofia refuse de se charger à nouveau du déménagement et c’est lui cette fois qui s’occupe de tout et aménage les lieux, tandis que Sofia se ressource dans la lecture d’Epictète, Sénèque, Marc-Aurèle, grâce aux traductions de son ami Ouroussov.
L’été, ils le passent tous ensemble à Iasnaïa Poliana. On y fait de la musique, on s’amuse avec la « boîte aux lettres », on joue au croquet. La femme d’Ouroussov, revenue de France, glisse à la comtesse qu’elle a fort envie de dire au comte que ce ne sont pas ses principes que son mari aime, mais sa femme... Quand leur fils Ilia tombe malade, atteint du typhus, Sofia n’en peut plus, se plaint que Tolstoï la laisse porter seule le fardeau familial. Lui menace de les quitter, crie, s’en va et ne revient pas de la nuit.
Elle le laisse rentrer seul à Moscou avec ses fils. Pendant qu’il aménage la maison, elle lit de la philosophie, les rôles sont inversés. Sofia s’étonne que Tolstoï qui condamne la propriété et l’argent dépense à présent sans compter… pour elle, prétend-il, puis se montre avare dans les petites choses. Après avoir profité du grand air avec les petits, ils vont s’installer dans la maison, agréable, qui les met de bonne humeur. Ils sont ravis. Sofia reçoit chaque jeudi, c’est son jour, selon la coutume.
Les hivers à Moscou sont riches en divertissements, Tania s’amuse, sa mère l’accompagne à son premier bal où elle-même, en robe de velours noire avec dentelles, des capucines rouges dans les cheveux, récolte des compliments. Plaisir de s’habiller, d’être admirée. Patinage. Son « compère » Ouroussov vient souvent la voir alors que Tolstoï rentre à Iasnaïa prendre un « bain de campagne ». Elle l’y rejoint au printemps. Un grand incendie dévaste la moitié du village, ils viennent en aide aux sinistrés. Puis les enfants ont la coqueluche.
Tolstoï rejette toute propriété et veut tout donner à sa femme, leurs affaires et leurs biens, mais cela l’effraie, elle refuse. En cure à Samara, il lui écrit affectueusement : « Je reviendrai vers toi plus proche que je n’étais parti. » Sofia change peu à peu, elle n’attend plus de lui amour mais assistance. Ses fréquentations l’inquiètent, elle écrit plus carrément à Tolstoï ce qui la tourmente, au risque de se montrer désagréable. Ouroussov, lui, la trouve parfaite. Sofia soigne aussi les paysans avec succès.
« Tous les détails de notre vie sont peu intéressants. Mais mon projet était de dresser le tableau le plus minutieux et fidèle de ma vie, sans rien cacher ni embellir, sans négliger les plus menues choses. » Mari et femme optent pour une liberté réciproque. Tolstoï reste à Iasnaïa Poliana, elle passe l’hiver à Moscou. A nouveau enceinte, elle songe à avorter, mais la sage-femme refuse. Si elle donne raison à Tolstoï en tant qu’homme exceptionnel et écrivain, elle le désapprouve en tant que père. En son absence, il y a moins de visiteurs fâcheux, les soirées sont plus joyeuses. Quel contraste entre son mari en paysan sale et Ouroussov, raffiné et affectueux, l’ami à qui elle peut parler en pleine confiance !
Chargée de la gestion de toutes les affaires, à bout de nerfs, elle décide pour la première fois de ne plus allaiter. Son mari part alors qu’elle est sur le point d’accoucher de Sacha (1883). Malade, épuisée, elle désespère. A 56 ans, Tolstoï abandonne la chasse, renvoie ses domestiques, lui envoie des lettres apaisées. Mais 1885 est une année noire. Ouroussov tombe très malade, il en mourra. Sofia s’attelle à une nouvelle tâche : l’édition des œuvres complètes de Tolstoï, à l’instar de la veuve de Dostoïevski à qui elle demande conseil. Lui est obsédé par le sens de la vie : « comment vivre cette dernière période selon Dieu c’est-à-dire bien ? » Il voudrait renoncer à tous ses droits d’auteur mais Sofia veille, c’est la seule ressource de la famille.
Comme leur père, ses filles deviennent végétariennes. Sofia lui reproche de ne pas s’intéresser aux études et à l’avenir des enfants, lui de travailler trop. Scènes terribles, menaces de divorce. Les enfants pleurent, ils se calment. Et puis Aliocha tombe malade et meurt : « Impossible d’imaginer un malheur plus terrible, plus déchirant, que celui d’une mère qui perd son enfant. » Leur vie en est changée : moins de sorties, de mondanités, Sofia privilégie les relations amicales plus simples.
A Iasnaïa Poliana, l’écrivain laboure, obsédé par l’effroyable pauvreté du peuple et la façon de mener une « vie juste » et non chacun pour soi. Il se blesse à la jambe – il sera malade trois mois. Convalescent, il dicte un drame sur la vie du peuple : La puissance des ténèbres. Quand il redevient autonome, il reprend son ton « sec, malveillant, souvent même hostile ». A 43 ans, Sofia est à nouveau enceinte : Vanetchka (1888) naît « faible et maladif ». La même année elle devient grand-mère pour la première fois.
Sofia aime les fêtes, la gaieté, la compagnie de gens agréables. Lev Nikolaïevitch désapprouve. De plus, il ne peut se passer longtemps de leurs relations sexuelles, puis proclame que c’est un péché, un mal, et lui en veut. Ils sont pleins de reproches l’un envers l’autre. La sonate à Kreutzer, où la plupart reconnaissent la jalousie de Tolstoï, suscite de la compassion pour son épouse. Le récit, lu partout, est néanmoins censuré. L’écrivain décide d’écrire une Postface pour mettre les choses au point. Sofia y répondra par A qui la faute ?
A 46 ans, nouvelle grossesse de Sofia, qui se termine par une fausse couche. Tout devient obstacle entre Tolstoï et elle. Malheureuse du « désamour », de son attitude, de son « impitoyable causticité », elle sait encore se réjouir d’une belle journée hivernale, la décrit dans son Journal. Pour mettre fin aux tensions entre eux, ils décident de vivre « côte à côte », lui dans le monde des idées et le travail manuel, elle à s’occuper de leurs neuf enfants tant bien que mal. Hivers et étés, ville et campagne, disputes et apaisements, séparations et retrouvailles, ainsi va la vie des Tolstoï.
(A suivre)